Le site Asialyst spécialisé sur l’Asie vient de publier sous la plume de Cyrielle Cabot une analyse fouillée des élections législatives thaïlandaises du 24 mars prochain. Nous vous proposons d’en prendre connaissance et de retrouver ici l’ensemble des autres contributions d’Asialyst sur l’actualité politique et économique de l’Asie du sud-est. Gavroche reviendra en détail dans les prochaines semaines sur l’enjeu de ce scrutin et sa portée pour l’avenir du Royaume.
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Les Thaïlandais se rendront donc aux urnes le 24 mars prochain.
Si de toute part, on se félicite de la tenue de ces premières élections depuis 2014, l’horizon d’un retour à la démocratie reste néanmoins lointain.
Car si l’armée n’a cessé de repousser l’échéance du scrutin, c’est avant tout pour s’assurer du maintien de son influence sur la vie politique.
Le Premier ministre Prayuth Chan-ocha, chef de la junte militaire, cultive l’ambiguïté et a néanmoins de bonnes chances de se maintenir à son poste.
Mais face à lui, l’opposition s’organise.
Plusieurs dizaines de partis se sont enregistrés ces derniers mois pendant que l’influence de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, aujourd’hui en exil, a toujours de quoi inquiéter les militaires.
Point 1: Le duel entre l’armée et Thaksin
Les deux principaux partis à se faire face dans ces élections législatives sont le Phalang Pracharat – « Le pouvoir par le peuple et l’État » – composé majoritairement de militaires et de fonctionnaires étatiques, et le Pheu Thai, parti historique guidé de loin par Thaksin Shinawatra.
Si les deux dirigeants que ce parti a mené au pouvoir, Thaksin et Yingluck Shinawatra, sont aujourd’hui en exil, le Pheu Thai possède encore une forte influence dans les régions les plus pauvres du royaume, au nord-est et au nord du pays.
Rappelons que l’arrivée au pouvoir du magnat des télécommunications Thaksin Shinawatra en 2001 avait bousculé le jeu politique du royaume.
C’était la première fois que son parti, le Thai Rak Thai (« les Thais aiment les Thais ») gagnait des élections.
Une victoire écrasante qui s’expliquait par le programme social promis lors de la campagne et axé notamment sur la santé.
Mais les affaires de corruption ont rapidement éclaboussé le Premier ministre.
Résultat, une grande instabilité politique dans un pays bientôt scindé en deux mouvements : les défenseurs de Thaksin Shinawatra, les « chemises rouges », contre les monarchistes proches des militaires, les « chemises jaunes ».
Thaksin Shinawatra a finalement été évincé par un coup d’État en 2006.
Jusqu’en 2014, le pays a été en proie à une lutte entre les deux clans, chaque élection menant au pouvoir un proche de Thaksin, notamment sa sœur Yingluck Shinawatra.
Ces tensions ont atteint leur paroxysme en 2014 lorsque des scandales de corruption la visant ont entraîné une vague de manifestations.
En mai de la même année, les militaires ont repris le pouvoir, lors du vingtième coup d’État depuis 1932, en se posant comme garants d’un retour à l’ordre.
Depuis son arrivée au pouvoir, la junte n’a cessé de manœuvrer pour se maintenir à la tête du pays.
Attisant la haine contre Thaksin Shinawatra et muselant de plus en plus l’opposition politique, elle a interdit les manifestations et censuré les médias.
Malgré une relative ouverture ces derniers mois, avec notamment l’autorisation donnée aux partis d’opposition de faire campagne, c’est dans ce contexte de verrouillage politique que les élections vont avoir lieu.
Point 2: L’équation de la jeunesse
Outre cette opposition traditionnelle entre militaires et défenseurs de Thaksin, deux autres partis pourraient tirer leur épingle du jeu : le parti démocrate et le jeune parti Anakot Mai, composé majoritairement de jeunes et de novices en politique.
Le parti démocrate mené par Abhisit Vejjajiva, diplômé d’économie de l’université d’Oxford, fait partie du paysage politique thaïlandais depuis près de 70 ans.
Arrivé en seconde position après le Pheu Thai aux élections en 2011, il pourrait aujourd’hui s’illustrer comme la troisième voie pour ceux qui rejettent à la fois le Phalang Pracharat et le parti fidèle à Thaksin.
Mais le nouveau parti Anakot Mai – « Future Forward » – pourrait aussi créer la surprise.
Cette formation est dirigée par un jeune multimillionnaire de 39 ans, Thanathorn Juangroongruangkit.
L’objectif affiché : sortir des clivages traditionnels et se défaire de l’emprise de la junte militaire.
Future Forward attire ainsi une grande partie des 18-25 ans, fortement mobilisés.
Le parti pourrait donc « bénéficier d’un effet générationnel » selon Sophie Boisseau du Rocher, spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’IFRI (Institut français des relations internationales).
Thanathorn et son mouvement « incarnent une Thaïlande jeune, face à un establishment politique qui a eu beaucoup de mal à se renouveler.
Ils ont donc la capacité d’entraîner une génération connectée au monde, et moins nationaliste que la précédente », souligne la chercheuse.
En revanche, elle s’interroge : « Si leur discours est facilement lisible en Occident, vont-ils parvenir à entraîner la Thaïlande rurale, qui constitue 65 % de l’électorat ? »
Point 3: une nouvelle géographie électorale
En marge de ces quatre grands partis, sont nés ces dernières semaines une ribambelle de petites formations qui leur sont proches.
En cause, un nouveau découpage des circonscriptions par la junte militaire visant à désavantager les grands partis.
Le scrutin thaïlandais fonctionne en effet selon un système complexe.
Sur les 500 députés, 350 seront élus au scrutin uninominal majoritaire dans 350 circonscriptions.
Les autres seront élus au scrutin proportionnel de liste au niveau national. Chaque parti se démultiplie donc pour être représenté dans un maximum de circonscriptions.
A l’issue du vote, il est probable qu’aucun parti n’obtienne la majorité.
La Thaïlande sera ainsi plutôt gouvernée par une coalition de partis de taille moyenne.
Point 4: Quelles conséquences après «l’affaire Ubolratana» ?
Dans le giron du Pheu Thai a été crée un autre parti, le Thai Raksa Chart. C’est ce parti qui a provoqué un séisme politique le 15 février dernier en proposant comme candidate aux élections la sœur aînée du roi, la princesse Ubolratana.
En Thaïlande, la famille royale est protégée par l’une des lois de lèse-majesté parmi les plus sévères au monde.
Et selon la Constitution, ses membres doivent rester en dehors du Parlement.
Mais c’est oublier que la princesse Ubolratana a abandonné ses titres royaux en 1972 lorsqu’elle a épousé un américain lui ouvrant, théoriquement, la voie à une carrière politique.
Cette annonce n’a pas manqué d’embarrasser les militaires.
L’armée a en effet longtemps puisé une partie de sa légitimité dans le soutien au défunt roi Rama IX.
C’est le roi Rama X lui-même, Maha Vajiralongkorn, dont le couronnement aura lieu le 6 mai, qui a mis fin à la polémique naissante.
Dès le soir du 15 février, il a déclaré cette candidature royale « anormale et inappropriée ».
Sa sœur ainée a immédiatement annoncé son retrait.
Point 5: Hypothèse ou hypothèque démocratique ?
Quelle que soit l’issue du scrutin, les élections ne marqueront pas un retour à une démocratie libérale de type occidental dans le royaume.
En cause, la Constitution approuvée par référendum en 2016.
Cette dernière restreint la marge de manœuvre du prochain gouvernement et maintient l’influence des militaires.
Elle met en effet en place un système bicaméral avec une Chambre basse composée des 500 députés élus, et un Sénat, constitué de 200 membres désignés uniquement par les militaires.
Le Premier ministre devra par ailleurs être approuvé par ce Sénat.
Si le Phue Thai ou Future Forward remportent la majorité des voix à la chambre basse, ils devront de toute façon composer avec un Sénat proche des militaires.
Si les partis proches de l’armée gagnent, alors vraisemblablement, Prayuth Chan-Ocha pourrait poursuivre son travail, sous couvert, cette fois-ci, du « soutien du peuple ».
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Cyrielle Cabot
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