Le leader des opposants au gouvernement va-t-il amener le pays au bord de la rupture ? Sa dernière sortie n’a pas manqué de soulever de nombreuses questions. En ciblant directement la Première ministre et sa famille, Suthep ne se donne plus de limites pour atteindre son objectif : détruire le clan Shinawatra, l’ennemi juré.
« A partir de maintenant, nous administrerons le pays nous-mêmes et installerons notre conseil du peuple et notre gouvernement ». En déclarant la victoire au soir de la manifestation qui aura réuni lundi plus de 200 000 personnes, Suthep avait donné le ton sur ses intentions de rejeter toute autorité émanant du gouvernement provisoire dirigé par Yinkluck Shinawatra.
L’auto-proclamé « chef de la révolution du peuple » avait lancé un autre ultimatum : le départ de Yingluck avant mardi soir. Ultimatum rejeté par la Première ministre qui est néanmoins apparue très secouée hier soir à la télévision après les attaques de Suthep portées contre sa famille.
Ce dernier, qui règne pour le moment sur un petit territoire autour du siège du gouvernement où il campe avec ses partisans, a « ordonné » à la police de « retourner à son travail habituel » et de laisser l’armée surveiller les bâtiments publics. Il a aussi demandé à ses supporters d’harasser la cheffe du gouvernement et les membres de sa famille partout où ils seront, dans ce qui ressemble à une véritable « chasse à l’homme ».
Il avait exigé auparavant le remplacement des policiers dans les provinces par des « gardiens de la révolution » sous les ordres du PDRC, l’auto-proclamé Comité du Peuple pour la Réforme démocratique dont il est le secrétaire général et qui réunit tous les leaders de la contestation menée depuis un mois.
Des injonctions qui ne sont pas suivies d’effets, puisque le pays fonctionne normalement et est toujours administré par le gouvernement Yingluck, gouvernement provisoire depuis que la Première ministre a dissous la Chambre basse lundi matin et appelé à de nouvelles élections le 2 février prochain.
L’ex-député du parti Démocrate a donc choisi d’abattre une nouvelle carte : la guerre psychologique, testant les dernières résistances de Yingluck, émotionnellement touchée par les événements, mais qui continue à tenir ferme face à une situation pour le moins exceptionnelle.
Exceptionnelle et ubuesque. Car personne ne semble savoir comment s’y prendre pour tenter de raisonner Suthep qui ne veut rien entendre – même de la part de Prayuth, le chef de l’armée, pourtant très influent mais jusqu’à présent impuissant dans son rôle de médiateur – tant que son « Conseil du peuple » ne sera pas en place.
Une arrestation est jugée délicate, les leaders du PDRC étant protégés par plusieurs milliers de fidèles. Elle risque en outre de mettre de l’eau sur le feu à une situation déjà très tendue entre partisans et opposants du gouvernement.
Yingluck pourrait faire appel à l’armée, comme Abhisit en 2010 contre les Chemises rouges, dans le cadre des droits qui sont garantis par la constitution à un gouvernement élu.
Mais ce qui pourrait paraître comme une évidence dans d’autres pays ne l’est pas en Thaïlande.
Les militaires ne répondent pas forcément aux ordres d’un gouvernement ou d’un autre. Ils agissent selon certains intérêts et une logique de pouvoir dont il est difficile d’en résumer les tenants et les aboutissants tellement le sujet est sensible et qu’il implique la monarchie.
Peut-on du moins s’en tenir à quelques aspects essentiels pour comprendre ce qui est en train de se jouer en ce moment.
Après avoir écarté Thaksin lors d’un coup d’Etat en septembre 2006 sans pour autant réussir à changer durablement la donne du jeu politique, l’armée se retrouve aujourd’hui dans une situation inconfortable. Un autre coup d’Etat pour mettre tout le monde d’accord ne semble pas à l’ordre du jour, car les militaires, plus que leur image, craignent de servir de détonateur à une autre révolte des Chemises rouges, dont la première s’était terminée dans un bain de sang en 2010.
Mais elle n’est pas disposée pour autant à soutenir les gouvernements pro-Thaksin. Là aussi les raisons sont connues, et vont bien au-delà du porte-drapeau qu’est la corruption.
Pour résumé, nous assistons, à l’aube de la fin d’un long règne, à une lutte de pouvoir entre des élites issues du même sérail, et qui tentent pour les unes de contester l’Ordre établi, et pour les autres de le conserver.
La lutte des classes, qui sert actuellement de champ de bataille, n’est qu’une façade, un trompe-l’œil, voire une arme. La révolution du « peuple » de Suthep n’est ni plus ni moins que la révolution des élites contre d’autres, comme la popularité de Thaksin s’est construite essentiellement par l’argent, puissant levier électoral.
L’armée, mais aussi le pouvoir judiciaire – il joue un rôle essentiel dans cet échiquier au décryptage complexe et souvent secret – sont deux piliers que l’on pourrait comparer aux Dvarapala qui gardent l’entrée d’un temple contre les démons.
Derrière le combat insensé de Suthep pour « nettoyer » le paysage politique de ces démons incarnés par Thaksin et son clan, se cache la peur d’une élite qui a formaté le pays depuis très longtemps à son idéologie conservatrice – mélange de nationalisme, de propagande culturelle et d’asservissement social – et qui se sent aujourd’hui impuissante devant le népotisme actif d‘une classe d’hommes d’affaires milliardaires accusée d’utiliser le mécanisme électoral et démocratique pour contrôler l’exécutif, servir leurs propres intérêts et s’emparer des richesses du pays.
C’est en tout cas pour cette cause que la nouvelle classe moyenne de Bangkok, et dans une moindre mesure celle des provinces, s’est rangée aux côtés du mouvement de contestation. Cette classe, qui s’éveille aujourd’hui à la politique, ou du moins qui sort de son silence, dirigera peut-être un jour la destinée du pays. Mais elle est aujourd’hui embarquée dans une guerre de pouvoir qui la dépasse sûrement, même si elle en est plus ou moins consciente.
Que va-t-il se passer ?
Bien heureux celui ou celle qui peut aujourd’hui donner une hypothèse durable sur la suite des événements.
Yingluck va-t-elle démissionner ? Peu probable. Malgré la pression et les attaques qu’elle subit de plein fouet et auxquelles son manque d’expérience politique ne l’a pas préparée, elle a la peau dure et semble résigné à défendre les principes démocratiques et constitutionnels que Suthep veut mettre à mal en s’emparant du pouvoir, même provisoirement, sans passer par de nouvelles élections.
Si elle tient, elle sortira grande gagnante de ce bras de fer. La Dame Crocodile, comme on la surnomme maintenant depuis qu’elle a versé quelques larmes à la télévision, a le soutien indéfectible de son clan bien sûr, mais aussi de son parti. Sans compter les Chemises rouges qui la supportent et qui restent majoritaires dans le royaume.
Mais c’est surtout sur le plan politique et la gestion de la crise, certes épaulée par Thaksin et les cadres aguerris du parti, que Yingluck a fait ses preuves.
En « tuant » d’abord le projet de loi d’amnistie, en contrant ensuite les provocations de Suthep qui a tenté de l’amener sur le terrain sensible de la répression policière, en invitant l’opposition au dialogue et en répondant ainsi aux souhaits de Prayuth, le chef de l’armée, puis en appelant à la création d’un comité de réforme et un grand référendum national, pour enfin dissoudre la Chambre des Représentants ; non seulement la cheffe du gouvernement provisoire a montré sa fermeté, mais elle est également parvenue à conserver l’image d’une dirigeante qui, aux yeux de la communauté internationale, tente de maintenir le conflit dans un cadre constitutionnel et démocratique tout en appelant à l’apaisement et à la non violence.
Certes, cette stratégie de repli et de patience n’a de sens que parce que le Pheu Thai a toutes les chances de remporter de nouvelles élections et de mettre une fin, provisoire, au combat des conservateurs. Et de tuer politiquement Suthep au passage, qui rejoindrait alors dans l’oubli Sondhi, le leader des Jaunes du PAD, l’homme qui a déclenché la lutte de pouvoir contre Thaksin fin 2005. Lutte qui continue huit ans après.
C’est ce que le chef de la rébellion et les Démocrates d’Abhisit redoutent. Ils ont la main sur la corde qui actionne la guillotine au-dessus de la tête de Yingluck (ou plutôt celle de Thaksin) et n’entendent plus la lâcher tant qu’elle ne sera pas tombée, quel que soit le prix à payer.
De son « royaume » qu’il dirige dans le quartier historique de Bangkok (imaginez Mélenchon retranché à Matignon…), la chasse à l’homme « sans violence » qu’il a confiée à ses partisans contre les membres de la famille Shinawatra et les autres ministres du gouvernement provisoire ne peut qu’attiser la rancœur, voire la haine des Chemises rouges, prêtent à descendre à leur tour dans la rue si les choses venaient à mal tourner pour Yingluck.
Au mieux, ses supporters tenteraient d’empêcher Suthep de prendre le pouvoir en utilisant la même stratégie : des démonstrations et des rassemblements massifs, d’abord dans les provinces, puis, si cela ne suffit pas, à Bangkok où, imaginons le pire, ils se confronteraient avec l’autre camp.
Ce scénario, à part Suthep peut-être, tout le monde veut l’éviter. Une intervention de l ‘armée écarterait probablement le basculement dans une guerre civile, mais plongerait un peu plus le pays dans le chaos et l’obscurantisme.
Abhisit et les Démocrates, rangés aux côtés de Suthep, ont sûrement imaginé le pire, sans pour autant l’écarter. Leur raison : le gouvernement et le parti au pouvoir, qui ont rejeté l’autorité de la Cour Constitutionnelle, sont illégitimes, et à ce titre doivent partir, sans négociation possible.
Un argument contesté, mais pas autant que leur mission d’instaurer un pouvoir révolutionnaire provisoire qui aurait autorité pour légiférer et nommer un gouvernement afin de préparer de nouvelles élections plus « propres » et « nettoyées » de l’emprise des Shinawatra.
Philippe Plénacoste (www.gavroche-thailande.com )