Depuis le début des protestations contre le gouvernement du général Prayut Chan-o-cha et l’establishment royaliste thaïlandais, peu de voix s’élèvent du coté des partis politiques d’opposition, à l’exception des dirigeants très engagés de l’ancien «Future Forward Party», le parti de l’avenir. Pour de nombreux observateurs, cela est du au “fossé générationnel” qui divise désormais le pays et place les ex «chemises rouges» dans le camp d’une société traditionnelle rejetée en bloc. Comme si les générations plus âgées étaient de toute façon acquises à l’idée que le gouvernement militaire conservateur mais aussi, plus largement, l’armée et la monarchie sont indéboulonnables…
L’ironie est familiale. En Thaïlande aujourd’hui, un grand nombre – et une majorité, du moins à Bangkok – des manifestants actuels sont issus de familles qui étaient farouchement pro-establishment et anti-Thaksin pendant l’ère Bhumipol. Ce sont les enfants des «chemises jaunes» qui refusaient d’accepter la main mise sur le pouvoir du clan Thaksin et des «chemises rouges» dont l’héritier est le parti d’opposition Pheu Thai, très silencieux depuis le début des manifestations.
Ces jeunes refusent de soutenir les efforts des autorités royalistes et militaires pour marginaliser le poids électoral des classes populaires comme les générations précédentes, ils rejettent maintenant catégoriquement les deux piliers de l’État thaïlandais.
Conflit historique
Pendant le conflit historique au niveau national qui a opposé les “Chemises jaunes” favorables à l’establishment aux “Chemises rouges” alignées par Thaksin Shinawatra, cela était inimaginable. Les classes moyennes et supérieures étaient dans l’ensemble tombées dans le camp des jaunes et se sont constamment tournées vers l’ancienne élite de l’establishment du pays entourant Bhumipol pour neutraliser le pouvoir électoral aligné sur Thaksin.
Entre 2006 et 2014, des coups d’État militaires et des tribunaux alignés sur l’establishment ont écarté du pouvoir plusieurs partis et gouvernements alignés sur la Thaïlande, dont Thaksin et son parti, le Thai Rak Thai, en 2006. Le parti politique le plus populaire auprès des Bangkokiens et des habitants du Sud était le Parti démocrate, qui était également tenu en haute estime par l’élite royaliste, mais qui s’est constamment fait battre aux élections.
Élite et classe moyenne
L’élite et la classe moyenne thaïlandaises, en particulier, accordaient à la monarchie un immense honneur et un grand respect, et Bhumipol était très respecté. Mais aujourd’hui, beaucoup sont bouleversés non seulement par un régime militaire prolongé, incompétent et musclé, soutenu par une constitution ultra-conservatrice qui comprend un sénat entièrement nommé. Viennent s’y ajouter les questions posées depuis l’avènement du nouveau roi, Vajiralongkorn, le fils de Bhumipol, âgé de 68 ans.
Les questions posées par les étudiants sont alimentées par les rumeurs constante de coup d’État qui ont fait surface au cours de l’année écoulée, accréditant l’idée que Prayut pourrait être remplacé par un autre général et que l’objectif final des dirigeants de l’État est l’enracinement du pouvoir royaliste-militaire pour les décennies à venir.
L’héritage de 1932
En 1932, la Thaïlande est passée d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle. Pourtant, les Chemises rouges, les gauchistes et certains autres ont longtemps estimé que la monarchie constitutionnelle de l’époque de Bhumipol était minée par le réseau qui l’entourait, avec le soutien public d’une majorité des classes supérieures et moyennes. Cependant, les partisans de l’establishment croyaient fermement en la légitimité de la monarchie constitutionnelle sous Bhumipol, et pour beaucoup d’entre eux, les coups d’État militaires et les dictatures ont contribué à améliorer la démocratie du pays en éliminant des gouvernements élus profondément imparfaits et corrompus. Peu de Thaïlandais, voire aucun, n’ont en revanche semblé durant le règne de Rama IX adhérer à l’idée d’un retour à la monarchie absolue.
Les Chemises rouges ont été marginalisées depuis le coup d’État de 2014, mais certaines se sont mêlées aux récentes manifestations. Certains observateurs politiques soupçonnent que l’inactivité relative du groupe le plus actif du pays, qui s’est opposé à l’establishment au cours des 15 dernières années, pourrait en partie être une tactique politique visant à permettre au mouvement anti-establishment de se développer et d’inclure les thaïlandais issus de l’establishment traditionnel.
Différences avec 2010 et 2014
La différence avec 2010 et 2014 est que les royalistes pro-établissement qui cherchent à protéger le statu quo et à rejeter fermement les étudiants et tous les autres opposants au gouvernement, sont désormais beaucoup plus minoritaires. Ils sont en revanche devenus plus puissants car l’État est aujourd’hui fermement conservateur, voire anachronique. La réalité est qu’une partie de la société thaïlandaise semble prête à s’éloigner de son modèle national traditionnel centré sur l’alliance militaro-monarchique et à pousser le pays sur une voie plus démocratique. Et cela, les élites classiques thaïlandaises ne le supportent pas, largement par peur des divisions futures et de l’inconnu…
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