Une analyse pré-électorale de Philippe Bergues avant les législatives de ce jour.
A une semaine du scrutin, tous les sondages indiquent que le Pheu Thai et le Move Forward pourraient être les grands vainqueurs de l’élection du 14 mai. Tout comme trois candidats sur quatre des partis d’opposition sortent comme préférés des 2 500 Thaïlandais, couvrant tout le territoire national, sondés par l’institut NIDA pour le poste de Premier ministre : Pita Limjaroenat, chef du Move Forward avec 35,44%, Paetongtarn Shinawatra, leader du Pheu Thai avec 29,20%, Prayut Chan-o-cha de l’United Thai Nation, qui dirigeait le gouvernement sortant, avec 14,84% et enfin, Srettha Thavisin, second candidat du Pheu Thai, avec 6,76%.
Quelles réponses de l’establishment à cette domination des partis d’opposition ?
Bien évidemment, ces chiffres sont scrutés de près par tous les partis, et au-delà, par le pouvoir actuel. Toutes les alliances potentielles sont actuellement imaginées, ce qui n’est pas une nouveauté dans le paysage politique siamois tant l’histoire électorale a montré qu’alliances du jour se défont par contre-alliances du lendemain. Le cas d’école datant de 2008 quand le clan Newin Chidchob du Bumjamthai avait quitté promptement sa coalition avec le parti thaksinien du moment pour en former une autre avec Abhisit Vejajjiva et les Démocrates. Sans surprise, l’ombre du Palais et des élites de l’establishment pèse sur les élections présentes.
La presse thaïlandaise se fait l’écho d’une rumeur persistante de dissolution à venir, dans un délai non connu, du Move Forward ou du Pheu Thai, voire des deux. J’ai relaté la semaine dernière les inquiétudes de 17 diplomates européens face à la possible dissolution d’un grand parti, inquiétudes manifestées lors d’une rencontre avec Anutin Charvirakul, à son initiative. Les ambassadeurs européens n’ont pas l’habitude de présenter leurs craintes sans fondements ni sources sûres. Des discussions et hypothèses en haut lieu se passent actuellement derrière le rideau. Et si face à la victoire pressentie des partis d’opposition, la solution ne serait pas de les dissoudre ? Il est indéniable que le programme du Move Forward, plus que progressiste pour le pays, dérange et est considéré comme une menace pour l’establishment. Aborder l’amendement de la loi de lèse-majesté et proposer l’élection directe des gouverneurs provinciaux heurte de plein fouet les forces conservatrices qui trouvent ces mesures inacceptables. D’autant que ces propositions emportent une adhésion populaire, surtout auprès des jeunes, la Thaïlande de demain. Or, ces élites restent sur une vision de la Thaïlande d’hier. Avec leurs prérogatives et privilèges maintenus par des décisions controversées de la Commission électorale, de la Cour constitutionnelle et des tribunaux qui impriment « l’ordre ancien ». En dissolvant le Future Forward Party et en bannissant de politique dix de ses leaders dont Thanathorn en 2019 ou en poursuivant près de 2 000 militants pro-démocratie auprès des tribunaux depuis 2020 par exemple.
Le Pheu Thai et les thaksiniens : aux affaires gouvernementales ou possiblement une dissolution à venir ?
Quant au Pheu Thai, sa rumeur de dissolution tient toujours par la polarisation anti-Thaksin d’une grande partie des militaro-royalistes. Bien que tous les partis -dont les pro-militaires- aient adopté un populisme économique de promesses, à la sauce Thaksin. Il faut dire aussi que les multiples déclarations récentes de Thaksin d’un retour proche au pays irrite ses puissants détracteurs qui viennent de passer vingt ans à tenter d’effacer son héritage, y compris en usant de coups d’État. C’est pourquoi Paetongtarn Shinawatra, dans cette campagne, n’aborde pas certaines questions qui pourraient fâcher l’establishment et en premier lieu, l’article 112 sur le crime de lèse-majesté dont elle ne prône pas de réforme. La position des partis conservateurs face au Pheu Thai est intéressante à observer : Prayut mène clairement le camp revendiqué anti-thaksinien et ultraroyaliste tandis que Prawit Wongsuwon se veut être le chantre de la réconciliation des vieux ennemis. Prawit n’a-t-il pas déclaré que pour dépasser le clivage politique actuel, « un gouvernement du Palang Pracharat mettrait en place un comité pour sélectionner la meilleure des politiques de chaque parti car la politique qui est dans mon cœur est celle où personne ne gagne complètement et où personne ne perd totalement ».
Bien que le Pheu Thai ait publiquement dit, à plusieurs reprises, qu’une alliance avec les partis issus de la junte était impossible, cette affirmation est mise à mal par les discussions en coulisses, ce qui a tendance à faire baisser les scores du Pheu Thai en cette fin de campagne.
Le Pheu Thai et Thaksin évalueraient qu’une alliance de gouvernement avec le Move Forward pourrait ne jamais être acceptée par les élites conservatrices, d’autant que Pita Limjaroenat a clairement déclaré « qu’aucune coalition avec les oncles n’était possible ». (les oncles : comprendre Prayut et Prawit). D’ailleurs, Paetongtarn n’a jamais formellement exclu, tout comme son père qui y voit « un dernier choix », un partenariat avec Prawit et le Palang Pracharat. Voyant ses potentiels électeurs opposés à un tel rapprochement et plutôt aller vers les candidats du Move Forward, le deuxième nominé du Pheu Thai au poste de Premier ministre, Srettha Thavisin, a tenté de les rassurer en rejetant cette hypothèse. Mais force est de constater que les tergiversations du parti thaksinien renforcent cette image d’incertitude sur la coalition à venir. Une alliance entre les Shinawatra et Prawit recomposerait, à n’en pas douter, le paysage politique. D’autant que l’écueil du vote des sénateurs pour le Premier ministre serait dans ce cas contourné par le contrôle par Prawit Wongsuwon de 100 à 120 sénateurs. N’oublions pas qu’il avait participé (avec Prayut) à leur nomination après le changement de constitution en 2017. Il est évident que la perspective d’une telle alliance est insupportable pour Prayut et les élites conservatrices et économiques à la périphérie du Palais. D’où ces rumeurs de dissolution du Pheu Thai évoquées ces derniers jours. D’ailleurs, deux plaintes ont été déposées auprès de la Commission électorale : l’une concerne Paetongtarn Shinawatra, accusée de détenir des actions dans une entreprise liée de façon lointaine aux médias, l’autre concerne Srettha Thavisin, dont le Bumjamthai estime avoir été discrédité par ses propos sur la responsabilité du Bumjamthai à l’utilisation du cannabis par les adolescents, ce que les proches d’Anutin considèrent comme une diffamation.
Le « glissement de terrain » souhaité par le Pheu Thai se produira t-il le 14 mai ? Quels seront les rapports de force entre les partis dans une semaine ? Quelles alliances sortiront du scrutin ? Ces réponses arriveront inévitablement mais il est certain que les acteurs politiques et les élites de l’establishment veulent anticiper les différents scénarios
Philippe Bergues
Les partis qui ont gagné les élections ne sont plus des partis d’opposition. Une coalition entre un parti de gauche et un parti corrompu serait-elle bonne pour le pays ? On connait des exemples éloquents et révélateurs. On comprend que “l’ombre du palais” s’intéresse à la question. De plus, on est plus en 1896 et la Thaïlande n’est plus une “zone d’influence” franco-britannique, surtout en ce moment.
Excellente analyse !