L’heure est aux interrogations en Thaïlande, alors que les manifestations se multiplient, même si celles-ci (il faut toujours le redire) restent cantonnées aux universités et aux grandes villes. Interrogation sur le niveau de colère politique face à l’étreinte sanitaire et sécuritaire. Interrogations face aux conséquences sociales engendrées par la fermeture des frontières. Interrogations sur la longévité d’un système politique dominé par l’armée, au service de la monarchie respectée, mais aujourd’hui interpellée. A ces interrogations, notre collaborateur Philippe Bergues essaie de répondre. Le débat, comme toujours avec Gavroche, est ici ouvert.
Une analyse de Philippe Bergues
La Thaïlande peut se targuer d’être classée comme le leader mondial de l’efficacité dans la lutte contre la pandémie par le Global Covid19 Index mais le prix économique et social à payer pour ce combat sanitaire est très lourd pour une majeure partie de sa population.
La décision des autorités de fermer les frontières et, par conséquent, de se priver volontairement de la manne touristique (environ 53 milliards d’euros en 2019) est une orientation contextuelle à contre-courant de toute la politique menée depuis plus de 40 ans pour faire de la Thaïlande un acteur de premier plan du tourisme international.
Rappelons qu’à l’aube de cette année 2020, encouragé par l’excellente fréquentation en 2019, le Tourism Authority of Thailand tablait sur le chiffre de 41 millions d’arrivées soient plus de 59% de la population domestique. Le gouvernement Prayut se frottait déjà les mains de compter sur cette rente pour améliorer un taux de croissance national en retrait par rapport à celui des pays voisins de l’ASEAN.
La fermeture aux étrangers, un choix assumé
Dans un précédent article du mois d’avril dans ces mêmes colonnes, je questionnais avec étonnement le choix de nommer des généraux au chevet du tourisme. Trois mois après, cette interrogation est en partie levée. Le Premier ministre Prayuth et son gouvernement, en accord avec l’institution militaire et avec le soutien des élites urbaines pro-royalistes, en majorité bangkokoises, ont donc fermé le pays aux arrivées internationales massives, faisant du hub asiatique de Suvarnabumi un aéro-club provincial alors qu’en 2019, plus de 63 millions de passagers totaux en arrivée ou en transit étaient enregistrés à l’aéroport.
La raison sanitaire officiellement invoquée est en théorie implacable. Mais est elle vraiment justifiée ?
Si l’on se réfère à la pyramide des âges thaïlandaise de 2018, les plus de 64 ans représentent 11,83% de la population, les 15-64 ans 71,18% et les moins de 15 ans, 16,99% c’est-à-dire une démographie représentative d’un pays émergent en cours de vieillissement.
La réponse des autorités a été de privilégier la classe d’âge la plus fragile -les seniors- dont la plupart vivent dans le Grand Bangkok puisque l’on constate une très grande inégalité de leur répartition sur l’ensemble du territoire national, on meurt plus jeune dans l’Issan et dans le Nord que dans la capitale et sa périphérie ou dans les plaines centrales rizicoles. Question de richesse et d’accès aux soins également, les inégalités socio-économiques se répercutent sur la santé, l’espérance de vie moyenne est de 77,7 ans les deux sexes confondus, 74,2 ans pour les hommes et 81,3 ans pour les femmes avec aussi d’importantes disparités géographiques entre Bangkok et les autres régions.
On peut donc considérer qu’avec cette réponse de pays développé à la crise sanitaire du coronavirus, le gouvernement thaïlandais a privilégié les seniors urbains d’appartenance sociale supérieure plutôt aisée au détriment des classes sociales moins favorisées vivant directement ou indirectement du tourisme et qui auraient pu bénéficier d’un rebond économique représenté par ce secteur.
Résilience économique via le tourisme
De Thaksin à Prayuth, les gouvernements successifs, qu’ils soient élus démocratiquement ou issus de coups d’État en 2006 et 2014, avaient toujours trouvé dans le tourisme le moyen de résilience économique majeur pour faire face aux crises marquantes qu’elles soient bancaire (faillite de 1997), naturelle (tsunami de 2004), sanitaire (SRAS et grippe aviaire), politique (manifestations monstres des Chemises rouges et répression en 2010, mouvement ultra-nationaliste de 2014 dirigé par Suthep pour chasser Yingluck du pouvoir) à tel point que la Thaïlande avait gagné le surnom de « pays téflon ».
Mais en 2020, le tourisme a été sacrifié sur l’autel de la pandémie. Est-il politiquement correct de penser que Prayuth a d’abord pensé à ses électeurs vieillissants, ceux du Palang Pracharat et aux grands groupes familiaux puissants qui dominent sans réel partage l’économie du pays auxquels il a sollicité une aide « solidaire » ?
Car il est certain que cette fermeture du pays aux arrivées internationales est sans précédent dans l’histoire contemporaine de la Thaïlande depuis les débuts de la mondialisation touristique des années 1980. Près de 2,5 millions d’emplois directs dépendant du secteur ont été perdus sur les 8 millions de nouveaux chômeurs depuis le 2ème trimestre 2020, des centaines d’affaires familiales dans la restauration, l’hôtellerie, les bars, la location de motos ou de jet-skis, les salons de massage tournent au ralenti ou sont en faillite ou en vente, les freelances du plaisir n’ont plus de clients, les enseignes des réceptifs étrangers reconnus et des agences de voyages ferment leurs portes ou compressent le personnel pour faire face dans l’urgence, la compagnie aérienne nationale Thai Airways et les low-costs (Nok Air, Air Asia…) volent à moins de 30% de leurs fréquences et de leurs capacités.
Cet énorme manque à gagner n’est pas compensé par l’État et socialement, le programme des 5000 Bahts alloués aux plus démunis a montré ses failles. Dans son dernier rapport, l’ONG Crisis Group estime qu’à ce rythme, la Thaïlande pourrait compter 14,4 millions de sans emploi fin 2020 sur une population active totale de 43 millions d’individus, une véritable catastrophe pour le pays.
Pour autant, Prayuth et son gouvernement ne veulent pas infléchir leur modèle d’isolement, appuyés, semble t-il, selon les sondages, par une majorité de Thaïlandais qui ne souhaite pas le retour des étrangers « propagateurs » du virus dans un réflexe nationaliste entretenu par une frange militaro-royaliste. Ce qui entre en contradiction avec les voix des nouveaux pauvres qui se font entendre pour une reprise des affaires afin d’améliorer les rentrées d’argent indispensables à la décence alimentaire vitale.
Vers une situation explosive ?
Les dernières déclarations des officiels ne laissent pas présager à un rapide retour à la normale, le dilemme de l’ouverture ou de la fermeture durable s’avère quasiment tranché. Au mieux, 15% du nombre total des arrivées de 2019 seraient autorisés à entrer en Thaïlande pour 2021 (ce qui représente 6 millions d’entrées) avec des contrôles sanitaires stricts et pour l’heure, on ne sait pas quelles villes ou zones balnéaires du Golfe de Thaïlande ou d’Andaman, insulaires ou non seraient accessibles aux touristes ; les « bulles de voyages » pensées et reportées par le TAT excluaient Bangkok d’une possibilité de résidence continue ce qui laisse interrogateur quand on sait que la Cité des Anges (Krung Thep) est la plus visitée au monde devant Paris, Londres et New York. Le 60ème anniversaire à venir de l’Office du tourisme thaïlandais aurait pu rêver à meilleur sort.
Le gouvernement Prayuth doit faire face à des mécontentements sur tous les fronts, à la demande de plus de solidarité financière et d’empathie vis-à-vis des classes moyennes et défavorisées touchées par l’absence durable de touristes s’ajoute la révolte étudiante montante qui conteste ouvertement le système en place et interpelle la monarchie. S’il s’avère que la crise économique et sociale qui touche durement une majeure partie de la population s’amplifie, le point de jonction avec le mouvement #FreeYouthThailand pourrait créer une situation explosive.
Philippe Bergues
Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique – Paris 8
Professeur de lycée d’histoire-géographie
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