Le pape François sera en visite en Thaïlande du 20 au 23 novembre. Une visite historique depuis celle du pape Jean Paul II en 1984. Une visite symbolique, surtout, dans un royaume qui a toujours résisté aux efforts des missionnaires catholiques et protestants, tout en leur accordant la liberté de culte. Pourquoi les Thaïlandais n’ont pas été évangélisés ? Quelle «barrière infranchissable» contient la culture thaïe ? En 2016, notre mensuel Gavroche avait interrogé longuement le Cardinal Francis Xavier Kriengsak Kovithavanij, évêque de Bangkok. Il répond à toutes les questions. A relire d’urgence.
Ce texte est initialement paru dans Gavroche Mensuel en 2016, sous la plume de Carol Isoux.
Nommé cardinal depuis janvier 2015, Francis Xavier Kriengsak Kovithavanij, qui porte le prénom d’un célèbre missionnaire parti à la conquête de l’Asie, est la plus haute autorité catholique du pays. Originaire d’une famille catholique du Nord-Est, il fut avant d’occuper ses fonctions actuelles évêque de Nakhon Sawan et recteur du Grand Séminaire.
Quand avez-vous décidé de devenir prêtre ?
J’ai été appelé très tôt, alors que j’étais encore enfant. Après le collège, je suis entré au petit séminaire Saint Joseph à Bangkok. C’est là que ma vocation a commencé, puis elle a mûri lors de ma rencontre avec le mouvement catholique Focolare que je décrirais comme ma vraie rencontre avec l’amour de Dieu. J’ai découvert que Dieu m’aimait immensément, qu’il nous aime tous immensément, et ça a été une révélation.
Avez-vous eu des doutes ?
Lorsque je séjournais à Rome, j’ai eu un lourd moment de doute. Je me demandais si devenir prêtre était le choix qui me convenait pour servir Dieu. Ça a été une terrible épreuve. Un ami séminariste a compris ce que je traversais, il m’a suggéré de faire une pause, de sortir de ma routine. C’est ainsi que j’ai découvert ce mouvement de séminaristes venus du monde entier. J’ai découvert une vidéo de Chiara Lubich (fondatrice du mouvement Focolare, ndlr) et j’en ai pleuré. Cette certitude de l’amour de Dieu m’a beaucoup aidé dans les difficultés inévitables de la vie.
Quel rôle l’Église catholique est-elle amenée à jouer en Thaïlande ?
Cela ne fait que 50 ans qu’une véritable hiérarchie catholique est instaurée en Thaïlande. Le matérialisme généralisé, le développement des technologies ont eu un impact négatif sur les vies de beaucoup de gens. Les standards de morale sont « ajustés » afin de permettre à ceux qui ont le pouvoir de gagner encore plus d’argent. Dans le même temps, l’usage de la violence est de plus en plus répandu. En bref, on peut résumer la période que nous vivons par « l’économie progresse mais les valeurs et le bien commun diminuent. » Les réalités de la société thaïe actuelle, comme dans beaucoup de pays autour du monde, forcent l’église catholique et les autres religions à relever de nombreux défis, causés par des bouleversements sociaux et culturels.
Quels sont ces bouleversements ?
Les gens doivent travailler plus dur pour survivre parce que le coût de la vie augmente. Leur lutte pour la survie affecte leur sens moral à tel point que la course au pouvoir et à la richesse est devenue le principe de décision, au lieu d’un certain sens du bien. La corruption, la malhonnêteté sont devenues la norme et cela devient acceptable. Le sécularisme, le matérialisme et le relativisme éthique en poussent certains à faire n’importe quoi pour de l’argent. Certains parents négligent leurs enfants pour gagner plus d’argent.
De plus, les progrès des technologies de communication poussent les jeunes à passer de plus en plus de temps dans des mondes virtuels au lieu d’interagir avec des personnes réelles. Au lieu d’utiliser la technologie à leur propre avantage et à celui des autres, ils perdent leur temps à jouer à des jeux vidéo, à avoir des conversations futiles, à poster des contenus imprudents. De là, ils peuvent tomber dans les pièges des jeux d’argent sans même le voir venir.
On voit plus souvent des portraits du pape que du roi dans les établissements catholiques en Thaïlande. Est-ce que l’allégeance de l’Église au Vatican pose des problèmes dans un pays où le bouddhisme est quasiment religion d’État ?
La Constitution du royaume de Thaïlande garantit à tous les citoyens la liberté de culte. Mais elle indique aussi très clairement que le roi est le patron de toutes les religions, donc de l’Église aussi. L’Église catholique en Thaïlande représente moins de 1% de la population. Elle doit assumer ses devoirs dans un contexte multiculturel et multi-religieux. Le bouddhisme est la religion dominante, mais il n’est pas la seule, les croyances et les religions traditionnelles des groupes tribaux sont encore très vivaces.
Pourquoi l’évangélisation ne fonctionne pas très bien en Thaïlande ?
Les Thaïlandais ont l’habitude d’exprimer leur foi par des rituels routiniers dont ils croient qu’ils les protégeront du mal, leur feront gagner du mérite et satisfaire leurs besoins dans tous les domaines de leur vie. La religion catholique ne propose rien de comparable. Les catholiques sont une petit minorité éparse à travers les zones rurales et urbaines mais ils doivent tous faire face aux mêmes tentations du monde séculier. La possibilité d’enseigner le catéchisme est très limitée et donc souvent lors de leur baptême les nouveaux convertis ont en fait une foi très superficielle et animée de croyances de l’ordre des religions traditionnelles plutôt que par une rencontre personnelle avec Jésus Christ. Je dirais que dans leur majorité, les Catholiques thaïlandais ne comprennent pas en quoi consiste le devoir d’être de véritables disciples du Christ.
Ne faudrait-il pas changer d’approche ?
Je voudrais dire à l’Église Catholique de Thaïlande que pour nous l’évangélisation est aussi un mode de vie, un principe d’action. Pourquoi apprécie-t-on un être humain ? Pour son authenticité, sa sagesse, sa cohérence. On n’écoute que les gens dont les mots sont une expression du mode de vie. D’abord, les actions doivent parler pour elles-mêmes. Si les actions viennent de la parole de Dieu, alors c’est déjà un acte évangélisateur. Nous devons être plus que des évangélisateurs professionnels. Nous devons être des hommes et des femmes qui ont l’expérience de Dieu. Aux commencements de l’Église, c’est par le biais de simples chrétiens, hommes et femmes, que la parole de Dieu s’est répandue dans le monde entier, dans tous les milieux sociaux. C’était des hommes d’affaires, des soldats… Aujourd’hui, chaque chrétien, chrétienne doit être conscient de sa mission évangélique, dans le contexte de sa propre vie.
Y a-t-il des lieux spécifiques pour l’évangélisation ?
Les lieux de la Nouvelle évangélisation (concept introduit par Jean-Paul II qui s’appuie sur le rôle des laïcs, ndlr) sont partout : le lieu de travail, les infrastructures d’éducation, de santé, le monde du sport, les familles, les banlieues, et enfin internet. Les actions d’évangélisation sont des actions de tous les jours, même les gestes les plus simples. Les personnes auxquelles elle s’adresse sont les personnes avec lesquelles nous vivons, travaillons, jouons, celles qu’on rencontre au kiosque à journaux, à la pharmacie ou chez le coiffeur, nos voisins d’immeubles. Nous sommes appelés à construire avec eux des relations d’amitié, avec une attitude positive, empathique, d’ouverture à l’autre. Ce n’est pas seulement une question de bonté, de cordialité ou de bonnes manières, mais de l’expression d’un authentique comportement évangélisateur. C’est cela qui est demandé aux chrétiens pour surmonter la séparation de plus en plus grande entre l’évangile et la vie de tous les jours.
Mais avec les progrès de l’éducation et le développement économique, l’évangélisation n’est-elle pas de plus en plus difficile, de plus en plus mal reçue ?
Un authentique comportement évangélisateur doit nous pousser à nous intéresser profondément aux autres, à écouter le récit de leurs difficultés, de leurs épreuves, comme de leurs joies. Une fois qu’il a accueilli, écouté et montré son amour à l’autre, le chrétien peut partager son expérience de Dieu. Dans une relation intime, dans une relation d’amitié, il y a toujours un moment où on demande « et toi qu’est ce qui te pousse à faire ça ? » C’est à ce moment que notre témoignage est important. Cette proclamation sera bien accueillie même dans des milieux normalement hostiles et réfractaires parce qu’elle ne sera pas ressentie comme imposée, mais comme la confidence d’un ami, le motif secret des actions d’une personne qu’on a déjà appris à aimer pour ses qualités, sa sincérité, sa générosité.
Pour avoir des résultats durables, il est nécessaire que nous mettions en commun nos efforts pour former des communautés ecclésiastiques matures et une société nouvelle. On peut penser en termes de paroisses, mais même avant cela il faut former des petites cellules de croyants, au sein même de la famille, du lieu de travail, du quartier, des cellules pour pouvoir s’encourager les uns les autres, pour discuter des difficultés, pour trouver de nouvelles voies.
L’église a-t-elle les moyens de ses ambitions en Thaïlande ?
Dans le passé, nous ne manquions pas de monastères, de centres spirituels, de lieux de pèlerinage et de contemplation, d’écoles, de structures pour l’accompagnement spirituel, d’institutions pour l’aide sociale, pour l’initiation au travail. Aujourd’hui, cela devient plus difficile. Même si nous profitons encore des accomplissements passés, nous devons créer un nouveau modèle de fraternité humaine. Plutôt que des utopies, nous devons créer des hétérotopies, des lieux alternatifs pour une socialisation et une ré-humanisation authentique. Ce n’est pas assez que les chrétiens proclament l’évangile à travers la beauté d’une vie personnelle remplie par le Christ. Il faut aussi qu’ils puissent faire voir comment une communauté peut être lorsqu’elle est inspirée par l’évangile. Ces lieux seraient peut-être les instruments les plus efficaces de la nouvelle évangélisation, parce que nous pourrions dire « venez voir ». Ce n’est pas le prosélytisme qui fait grandir l’Église, c’est son pouvoir d’attraction.