Notre ami et chroniqueur Philippe Bergues s’est mué en reporter pour Gavroche, le temps d’une expédition dans le Triangle d’Or. Voici son récit.
Région montagneuse mythique embrassant trois frontières à la confluence du Mékong et de la rivière Ruak sur sa rive droite, le Triangle d’or emboîte tel un puzzle la partie la plus septentrionale de la Thaïlande, la Birmanie (ou Myanmar) et le Laos. Quelles sont les réalités vivantes de cette frontière triangulaire, au-delà de sa réputation non usurpée d’être une terre séculaire du trafic de l’opium ?
J’ai voulu prendre le pouls frontalier de cette zone, tout en restant côté thaïlandais. Commençons par Mae Sai, ville commerçante, qui arbore fièrement près du pont entre les deux postes de frontières thaïlandais et birman, une porte stylisée comme une pagode avec l’inscription « The Northern Most of Thailand ». Nous sommes ici à 60 km de Chiang Rai. Des touristes y font des selfies souvenir alors qu’en contre-bas, défilent sur le pont de jeunes travailleurs birmans qui rentrent à Tachilek, le village frontière birman. Il faut dire que la frontière récemment rouverte le 20 février est une bouffée d’oxygène économique pour ces petites mains birmanes venues gagner en bahts de quoi mieux nourrir leurs familles restées au pays du dernier coup d’État militaire en Asie du Sud-Est en février 2021. Ville aux multiples marchés et à la grande rue rectiligne aux nombreuses boutiques, échoppes et hôtels qui pointent vers le poste frontière.
L’animation incessante de Mae Sai
Mae Sai concentre une animation incessante. Les Thaïlandais peuvent aussi traverser la frontière pour 10 bahts et en profitent pour une virée shopping bon marché à Tachilek. De même pour les étrangers curieux, qui en se délestant de 500 bahts, peuvent passer sans visa en Birmanie, non sans avoir laissé leur passeport au poste, document qu’ils récupéreront au plus tard à 20h, heure journalière de fermeture de la frontière jusqu’au petit matin. Mae Sai a véritablement retrouvé son aspect commerçant en brassant des populations ethniques et de religions différentes avec cette réouverture de la frontière et les odeurs des étals de nourriture de rue ravissent tous les gourmets.
La funeste grotte de Tham Luang
Continuons à l’intérieur du Triangle d’or vers un endroit devenu lieu de « pèlerinage » pour de nombreux Thaïlandais : la grotte de Tham Luang. En 2018, douze jeunes footballeurs et leur entraîneur, les « Sangliers », furent pris au piège de la mousson dans les entrailles de la grotte durant 18 jours. L’opération de sauvetage avait été suivie dans le monde entier et toute la Thaïlande avait prié pour eux. Cette histoire a généré de nombreux films et documentaires, notamment le « Treize vies » de Ron Howard, réalisateur du succès « Appolo 13 ». Le contexte de ma visite de Tham Luang fut renforcé par l’émotion de l’annonce, quelques jours plus tôt, du décès d’un des jeunes footballeurs, Duangpetch Promthep, en Angleterre à l’âge de 17 ans. Ce garçon touchait son rêve en ayant intégré une école de football britannique près de Leicester (dont le club phare en Premier League appartient à la famille Srivaddhanaprabha, propriétaire du groupe King Power). Depuis cette tragédie mondialisée de 2018, le nombre de visites a été démultiplié m’assure t-on. Les Thaïlandais surpassent les Farangs à l’entrée de la grotte pour une déambulation quasi-mystique de près de 300 m dans ses boyaux. Tous les éléments des équipes de secouristes y sont mis en valeur, des bouteilles d’oxygène aux gilets de sauvetage, sans oublier les maillots des Sangliers et de nombreux signes de remerciements. L’ambiance est presque au recueillement mais la lumière du jour revenue à l’entrée de la grotte invite au mitraillage photographique souvenir, comme pour dire, « j’y étais ».
Chiang Saen, sentinelle du Mékong
Pour terminer cette introspection du Triangle d’or, il ne fallait pas rater l’étrange impression de Chiang Saen sur les rives du Mékong face au Laos. Petite ville paisible où les touristes ne se bousculent pas, Chiang Saen est devenue en quelques années une salle de spectacle où la représentation théâtrale se situe en face sur l’autre rive du Mékong au Laos. A la nuit tombée scintillent sur la rive laotienne de Thon Pueng des casinos aux architectures romaines ou kitsch prétentieuses. Casinos qui alimentent tous les fantasmes dans cette zone économique spéciale où les Chinois ont massivement investi avec une origine des fonds souvent qualifiée de douteuse. Suspectés d’être une machine au blanchiment de l’argent de la drogue, ces casinos gigantesques ont permis de développer une série de restaurants et bars côté thaïlandais, où chaque terrasse bordière du Mékong est remplie de familles ou d’amis qui viennent déguster quelques bières et partager quelques plats en scrutant l’autre rive dont l’agressivité lumineuse ferait penser à un petit Macao. Les Thaïlandais ont vite compris l’opportunité que représentait pour Chiang Saen cette foison lumineuse voisine. On a la sensation d’être en face d’une enclave chinoise avec un supermarché du casino frontalier destiné aux joueurs chinois ou thaïlandais qui y viennent par bus entiers. Car n’oublions pas que les jeux de casinos sont (théoriquement) interdits en Thaïlande et en Chine, et le Laos, a voulu ici créer, avec des capitaux de Pékin, une nouvelle dynamique touristique frontalière dans sa partie du Triangle d’or basée sur le jeu et me disent mes voisins, « une prostitution qui s’amplifie ». Les Som Tam et Gai Satay terminés, il est temps de quitter cette rive curieuse du Mékong et regagner Chiang Rai, la ville aux majestueux temples colorés bleu, blanc et noir, avec des images insolites d’un Triangle d’or bien vivant.
Philippe Bergues