Une chronique de Patrick Chesneau
Pour emprunter à l’immense poète martiniquais Aimé Césaire, les Thaïlandais sont “poreux à tous les souffles du monde”. Ils font leur miel des influences venues des cinq continents. Sans oublier les quatre coins de la planète. En y ajoutant, comme de juste, leur génie propre. Ils tamisent, adaptent, parfois détournent, recyclent et réinterprètent les apports extérieurs. On est là dans une sémiotique extrêmement subtile. Subvertir les codes.
La thainess est une formidable machine à intégrer les mouvements du monde et à les assimiler selon les normes et les spécifications psychiques et mentales du peuple du Siam, lui-même d’essence composite.
Une tomette supplémentaire dans la mosaïque originelle. Rites et croyances d’ailleurs sont acceptés avec enthousiasme, voire frénésie, pour peu qu’ils entrent en résonance avec les fondements d’une culture orientale séculaire. Jusqu’à former une symbiose harmonieuse à partir du substrat identitaire thaï.
Concrètement, tout est bon pour faire la fête. Ce qui donne lieu à célébration sous d’autres latitudes trouve un écho favorable en Thaïlande. Comme si la culture originelle était un terreau se nourrissant à jet continu d’éclectisme.
La parenthèse hautement spirituelle de Awk Phansa (prononcer hok pannsa) à peine refermée, marquant la fin de trois mois de carême bouddhique, un autre engouement prend place : Halloween. Tradition anglo-saxonne s’il en est mais ferveur identique partout dans le Royaume. Mention particulière toutefois accordée aux villes et centres urbains. Le peuple du bas Mékong cultive la beauté et la recherche inlassable de l’harmonie. Tendre vers un idéal de concordance, de synchronisme, de corrélation et d’analogie dans la société. Certains y voient une exploration du compromis et de la voie médiane.
Simultanément, dans les tréfonds de l’âme thaïe, l’attirance est vivace pour le morbide, ce que l’Ouest américanisé appelle le gore. Cette tendance lourde est maquillée très commodément pour prendre l’apparence d’un jeu de société. “Sanook sanook” (drôle, plaisant). Halloween est rituellement prévue le 31 octobre de chaque année, veille de la fête chrétienne de la Toussaint. Autant dire une coutume pour le moins exotique, exogène et insolite dans un pays bouddhiste à 90%.
Qu’à cela ne tienne. Depuis plusieurs jours, la jeunesse thaïe a largement anticipé l’événement, démarrant sans plus attendre une fiesta enfiévrée dans les lieux commerciaux. Beaucoup se sont munis à l’avance de citrouilles évidées, les illuminant de l’intérieur à l’aide de bougies. Précisément là où se situent les orifices des yeux. Indice supplémentaire du goût des thaïlandais pour les créations ludiques. Pour la circonstance, sont convoqués sorcières et fantômes. Squelettes et ectoplasmes sont extirpés du placard. Crânes et figures démoniaques exhibés.
A cette précision près que le décorum venu de l’Ouest n’a rien à voir avec les pratiques mystiques des Thaïlandais. Croyances et superstitions abondent. Pour se protéger des mauvais esprits qui hantent leur psyché, les Thaïs portent des amulettes, appelées phra kreuang et se font tatouer des symboles de protection, dont la signification ésotérique échappent aux Occidentaux néophytes.
C’est l’univers du Sak Yant, les tatouages bouddhistes. Surtout, les thaïlandais craignent par dessus tout les phii, esprits tourmentés parfois maléfiques et fantômes ” punitifs ” prenant possession des individus. Il faut s’en prémunir par le biais de moult offrandes et avant tout les amadouer. Désamorcer leur colère et leur ressentiment à l’égard des vivants. Cela correspond bien évidemment à un univers mental endogène. Un système d’interprétation du monde familier aux peuples d’ici et maintenant. Y compris dans sa dimension démoniaque. Puisant aux origines de la culture vernaculaire. Imaginaire autochtone à l’aune des temps immémoriaux. On est dans le registre de la vie et de la mort.
Il est à noter que la symbolique western se situe aux antipodes des hantises, des rites et rituels traditionnels siamois. Diversité des coutumes. Dès lors, un tropisme local parfaitement débonnaire et bon enfant vise à dynamiter les codes de l’épouvante venus d’autres horizons. Dans le cas d’Halloween, on cherche à faire peur, à effrayer mais tout aussitôt, il est impératif de neutraliser l’angoisse. Le rire est l’unique finalité. On s’amuse de ces rituels abracadabrantesques venus de si loin. On se déguise, façon de se prouver qu’il n’y a rien à craindre.
L’accoutrement qui sied à Halloween, capes et chapeaux pointus, endosse une valeur cathartique. Sans oublier le masque, peut-être un vestige de l’époque COVID, histoire de compléter la panoplie de circonstance. Provoquer sur commande des frissons d’horreur. Les échines saisies d’effroi. Comment apprivoiser et adoucir les esprits très intrusifs puisant leur origine dans les contes et légendes populaires d’Europe et d’Amérique ? Incidemment, observons que l’univers fantasmagorique farang se fracasse dans l’inévitable confrontation avec les traditions du Siam. Il est désorienté quand ces dernières, à l’inverse, ont l’avantage d’être à domicile, terrain familier.
A peine débarqués dans le biotope tropical, des escouades de lutins et de gnomes effrayants, sont folklorisés sans coup férir et, ce faisant, rendus inoffensifs.
On leur assigne une unique mission : divertir et réjouir les foules, friandes par nature d’intense jubilation. Constat imparable : la signalétique quelque peu macabre d’Halloween devient tout de suite prétexte à une forme d’enchantement et de joie insouciante. Pour s’en convaincre, il suffit d’une déambulation dans les quartiers fréquentés par les jeunes et dans les moyens de transport qu’ils empruntent. Dans le métro aérien BTS ou souterrain MRT de Bangkok, on croise de bien étranges silhouettes. De fait, la tradition locale résiste aux modes du grand large avec une stupéfiante vitalité.
Mieux encore : la thainess embellit.
Patrick Chesneau
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