Ici comme ailleurs, il est de ces mots magiques dont la définition ne peut nous échapper. Si chez nous le « bonjour au revoir », le « s’il vous plait » et le « merci » ouvrent bien des portes, chez les Thaïlandais, ce sont les « sawadee kha ou krap » qui font montre d’éducation et de politesse. Il existe toutefois une expression magique, une clef à la communication, c’est le « jaï dee ». Littéralement, nous pourrions le traduire par « avoir bon cœur ». Mais dans l’esprit des Thaïlandais, il s’agirait plus « d’être que d’avoir ». C’est un état de grâce qui engage la communication et aplanit les apriori.
On peut avoir bon esprit ou mauvais esprit, mais on ne peut qu’avoir bon cœur. On est « jaï dee » ou on ne l’est pas, c’est ainsi, le cœur échappe à l’esprit et aux raisonnements. Il serait toutefois dommage de s’arrêter à la simple traduction littérale du mot.
Ainsi, lorsqu’un Thaïlandais vous présente à ses amis dans un contexte peu formel, il donnera votre nom, peut être votre position sociale, et s’il le pense il signalera aux autres que vous êtes jaï dee.
Ce concept particulier se résume difficilement dans notre langue riche et précise. Il englobe plusieurs notions de personnalité. On pourrait comparer le jaï dee à une espèce d’aura chargé de sympathie et de bon cœur avec un zeste de spiritualité. Cette exhalation subtile qui s’élèverait des corps dans une atmosphère immatérielle toucherait droit au cœur de l’autre, annihilerait toute méfiance et engagerait au partage.
Dans une société empreinte d’une spiritualité bouddhique, on vous accordera dans cet état de fait le crédit d’une vie passée humainement méritante. Vous devenez digne de l’attention d’autrui, prêt à partager ses joies, ses peines et ses émotions.
La sympathie pourrait se limiter à un simple élément d’esthétique comme un sourire, ou une beauté particulière. Mais le jaï dee touche les profondeurs de l’âme, comme une divination. Il revêt un caractère poétique comme une œuvre d’art. Il suscite immédiatement l’attention et supprime la barrière qui sépare les individus. Cet état de fait vous placera sur un piédestal, sensible à la connaissance de l’autre, sujet à l’empathie, reflets des émotions d’autrui. Dans sa Théorie des sentiments moraux, Adam Smith explique que même si la sympathie humaine peut être empreinte d’égoïsme, le plaisir de tout un chacun reste de donner pour sa satisfaction propre.
Quand vous passez dans le camp des jaï dee, l’erreur s’accrochera au pardon, la faute à l’excuse et la défaite à l’expiation. Si toutefois on exprime aux autres le fait que vous n’êtes pas jaï dee, attendez-vous à certaines résistances dans la communication.
On cherchera à savoir le pourquoi du comment et on se fiera à la ressemblance des jugements de ses coreligionnaires. Rien n’est perdu, mais si la sympathie peut se cultiver, comment influer sur le tréfonds de l’âme sans tomber dans la simple bienveillance et le sentimentalisme?
Finalement, le jaï dee vous l’avez un peu à la naissance, héritage de vos vies antérieures, facile à perdre, difficile à gagner. Il éloigne le danger pour les autres mais ne vous met pas tout à fait à l’abri. Sade disait : « On endurcit difficilement un bon cœur, il résiste au raisonnement d’une mauvaise tête et ses jouissances le consolent des faux brillants du bel esprit ».
Finalement, vous êtes comme on vous voit, le jaï dee c’est l’affaire des autres. De ceux qui l’expriment. C’est à ce moment que vous le saurez, quand quelqu’un dans la rue qui vous croisera le chuchotera sur votre passage, une fois, deux fois. Quand vous verrez cette lueur particulière dans le regard d’une vieille femme, celle qui a vu les esprits bons et mauvais, celle qui transmettra sa vérité, celle qui osera vous toucher, vous parler alors que les mots ne veulent rien dire pour vous.
Bon cœur, bonne personne, l’écho de ce qui vous échappe se rappellera à vous. Vous vous reconnaîtrez alors entre les vôtres, dans cette association de bienfaiteurs anonymes. On ne saura pas pourquoi on vous dit qui vous êtes alors que vous ne le savez pas vous-même. Un espoir de contagion peut-être ou alors une place à prendre comme une chaise que l’on tire pour que l’on s’asseye enfin ! Une politesse d’ailleurs, une gentillesse d’ici. Une seule consigne à suivre : « ne pas perdre son jaï dee ».
Oriane Bosson
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