A 43 ans, elle est l’une des rares femmes chauffeurs de taxi à Bangkok. Un métier qu’elle trouve confortable, et ce malgré les dangers.
“Kroh-thot Pi. Pen pouchai lu pouhin ? » « Excusez-moi. Êtes vous un garçon ou une fille ? » Cette question, Touk l’a entendue plusieurs fois de la bouche de clients surpris de monter dans un taxi conduit par une femme. La quarantaine passée, les cheveux courts et le visage souvent fermé, elle dit néanmoins ne pas être un « tomboy » (garçon manqué) attiré par les filles. Touk, de son vrai nom Kanyawan Nakai, porte la blouse réglementaire de tous les chauffeurs de taxi de sa compagnie ou des chemises larges, des vêtements qui cachent ses formes féminines. Un métier qu’elle exerce depuis cinq ans après un parcours atypique.
Une fois de courtes études à Bangkok terminées, elle a eu l’opportunité de partir vivre une dizaine d’années au Japon avec ses parents. L’expérience lui plaît, mais en 2005, lassée de travailler dans le magasin de son père à Tokyo, elle rentre au pays retrouver son Bangkok natal, l’hyperactivité de la mégalopole et sa nourriture qui lui manquaient.
Sans diplôme et avec peu d’expérience, elle prend alors un travail de caissière dans un petit supermarché. Lorsqu’elle s’en va après une dispute avec son responsable, elle décide de changer complètement de métier et de faire, enfin, quelque chose qui lui plaît. « J’ai toujours aimé conduire, explique Touk qui a dû réussir l’examen écrit, l’épreuve de conduite et le test oculaire spécifiques à la profession de chauffeur de taxi. Ce travail me permet d’être indépendante, de ne dépendre de personne. Je n’ai pas de patron et je ne demande jamais d’argent à mes parents restés au Japon, ni à mes deux frères. Être chauffeur de taxi, c’est la liberté. »
Douze heures par jour
Cette indépendance a un prix : un volume horaire de travail important. Kanyawan fait des journées de 12 heures au minimum quasiment non-stop, sa seule pause, pour déjeuner, concordant avec le moment où elle fait le plein de sa Toyota Altis jaune et bleue. Et si l’on excepte les périodes traditionnellement chômées en Thaïlande, elle ne prend pas de jour de repos. Cela ne l’empêche pas de se sentir privilégiée et de plaisanter sur son job : « Je dois l’avouer, conduire un taxi c’est un travail de feignant, pouffe-t-elle. J’ai un ami qui est moto-taxi, mais moi je ne veux pas conduire en plein soleil avec cette chaleur. Je préfère être dans mon taxi, avec l’air conditionné et la radio allumée. Je ne fais pas ça pour l’argent. Je gagnais autant quand je travaillais au supermarché. »
A la fin de la journée, Kanyawan a amassé entre 500 et 700 bahts de bénéfices en déduisant l’argent dépensé le matin même pour faire le plein et dans la location du taxi qui appartient à la société qui l’emploie. « Sans compter les policiers qui nous prennent très souvent de l’argent sans raison, ajoute-t-elle. Je ne fais rien de mal, mais je dois leur donner 100 bahts à chaque fois qu’ils m’arrêtent. »
Avantage du métier, la compagnie qui l’a embauchée propose à ses employés de petits appartements très bon marché – 500 bahts par mois – tout près de son siège. « Après la journée de travail, je mange et me repose, raconte Touk. Beaucoup des chauffeurs de taxi se retrouvent tous ensemble pour boire. Ils parlent des femmes, de l’Isan. Je n’aime pas ça. Je préfère rester seule. » Kanyawan ne partage pas ses états d’âme avec ses collègues. Elle ne leur raconte pas non plus que pour augmenter ses revenus, elle met à profit une de ses compétences qu’elle doit à ses parents : la maîtrise de la langue japonaise. La conductrice traque les clients nippons sur Sukhumvit, de Nana à Asoke, et sur Silom, qu’ils partent au travail ou qu’ils reviennent d’une soirée arrosée. Après quelques mots échangés en japonais, les pourboires sont souvent plus conséquents que ceux des touristes occidentaux.
Risques d’agression
Discrète avec les autres chauffeurs, Touk aime le contact avec ses clients, même si celui-ci peut être synonyme de danger. En décembre dernier, une conductrice de 53 ans s’est faite poignarder et frapper à plusieurs reprises par trois jeunes hommes qui lui ont pris 5000 bahts et son véhicule avant de l’abandonner au bord de la route avec une fracture du crâne, plusieurs membres cassés et la gorge entaillée. Touk n’a pas attendu cette histoire pour se protéger. Elle cache sous son siège une pièce de métal lourd de la taille de son poing dont elle ne s’est encore jamais servie. Certains de ses amis portent sur eux des couteaux ou des armes à feu. Mais elle dit ne pas avoir peur quand elle commence sa journée de travail à 4 heures du matin. « A cette heure-là, tous mes clients sont saouls quand ils montent dans mon taxi, affirme-t-elle. Je n’ai jamais été frappée, mais il m’arrive de me faire insulter ou que des gens partent sans payer, qu’ils soient farangs ou Thaïlandais. Vous ne pouvez rien y faire. »
Dans un taxi, la peur existe dans les deux sens. Même avec ses allures de garçon manqué, Kanyawan a la confiance de nombreuses femmes. Ces dernières craignent les chauffeurs de taxi, le mauvais comportement de certains alimentant les faits divers des médias thaïlandais. « J’ai plusieurs clientes régulières qui me demandent de les amener et d’aller les chercher au travail, explique Touk. La course est plus chère mais elles sont rassurées quand je conduis. » Si le Département du transport refuse de donner les statistiques par sexe concernant les 66 645 taxis enregistrés à Bangkok, Kanyawan est l’une des trois femmes chauffeurs dans sa compagnie qui emploie une centaine de personnes.
Ces femmes au volant, minoritaires mais dont le nombre semble augmenter à vue d’oeil, ne sont néanmoins pas du goût de tout le monde. La société Lady Taxi, créée en juillet 2011, n’employait que des conductrices et réservait à des clientes femmes ses taxis équipés de traceurs GPS dont le signal était visible en direct sur le site de la compagnie. Mais après moins d’un an d’activité, le service s’est arrêté en avril 2012 suite à de nombreuses pressions de personnes dont le responsable de Lady Taxi, craignant des représailles, n’a pas souhaité divulguer l’identité.
Loin de ces contraintes inhérentes à la Thaïlande, Pi Touk ne se sent nullement d’utilité publique pour la société. Elle n’a pas non plus l’intention d’utiliser ses économies pour s’acheter à crédit son propre véhicule comme le font beaucoup de chauffeurs de taxi, au lieu de le louer. Elle ne sait même pas si elle sera encore chauffeur de taxi dans deux ou trois ans. Mais elle continuera en attendant de vivre au jour le jour, au gré des courses.
Cyril Segurana
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