Le plus vaste et le mieux restauré des temples khmers de Thaïlande (dixit le Lonely Planet) est quelque peu perdu au milieu de la vaste plaine de l’Isan, mais son isolement ne fait que renforcer sa majesté, tandis que les sites qui l’entourent confirment l’intérêt d’une escapade à la fois bucolique et culturelle dans la province de Buriram. Quatre bonnes raisons de monter dans le bus pour aller y passer un long week-end. En cette aube de saison touristique, Gavroche vous raconte les sentiers du Siam !
La petite ville de Nang Rong ne présente que bien peu d’intérêt… Et c’est peut-être justement ce qui fait son intérêt. Point de rythme trépidant ici, mais celui, immuable, du marché du matin et de celui du soir, des joggings autour du vaste plan d’eau et des déambulations pétaradantes d’adolescents fiers de chevaucher une mobylette plutôt que la bicyclette dévolue aux enfants…
Ici, vous n’aurez aucun scrupule à profiter du calme de votre pension, d’autant que la plupart d’entre elles, situées à la lisière, voire à la périphérie de la ville, donnent qui sur une rivière, qui sur une succession de plans d’eau, et toutes sur des champs de riz s’étendant à perte de vue, ponctués ça et là par quelques bouquets de palmiers. Difficile d’imaginer un paysage plus apaisant.
Isan et prospérité
Profitez-en bien : il vous paraîtra nettement plus agité vu entre deux cahots du véhicule qui vous mènera au temple du Mont Angkarn par exemple : l’état des routes en effet est là pour rappeler opportunément au touriste envoûté par la langueur ambiante – même les oiseaux semblent s’envoler des champs de riz au ralenti – que l’Isan est loin d’être la région la plus prospère du pays, comme en témoigne la quasi-absence d’un réseau routier secondaire bitumé.
Qui, combinée à l’absence totale de signalisation – en caractères latins du moins – de certains temples pourtant dignes d’intérêt, semble montrer que les pouvoirs publics n’ont pas vraiment pris conscience de la manne financière que peut générer le tourisme patrimonial. Le peu de hâte qu’ils mettent en tout cas à l’exploiter, s’il peut paraître rafraîchissant aux visiteurs farangs, semble beaucoup plus désespérant aux acteurs locaux du tourisme, conscients qu’ils sont de disposer d’un patrimoine architectural d’exception.
Des temples de toute beauté…
Cette journée, pourquoi ne pas la débuter par la visite du Mount Angkarn Temple (ou Wat Khao Angkhan) précédemment cité ? Ce n’est certes pas le plus accessible, ni le plus authentique dans son aspect, du fait d’une rénovation intégrale commencée il y a 60 ans, mais, une fois passée la première impression de « toc » dûe au crépi ocre-rouge qui évoque la brique sans toutefois parvenir à l’imiter, on se surprend à apprécier cette reconstitution fidèle de ce que devaient être les bâtiments de l’Empire khmer du temps de leur splendeur, c’est-à-dire avec toutes leurs niches et les stupas qui les couronnaient (aujourd’hui souvent effondrées).
Ce temps est d’ailleurs rappelé par le seul élément « d’époque » de l’ensemble : une bai sema, l’une de ces huit pierres séparant traditionnellement l’espace sacré de l’espace profane dans les temples bouddhistes. Celle-ci présente la particularité d’être l’une des plus anciennes de Thaïlande – elle remonte au VIII ou au IXème siècle, en tout cas à la période Dvaravati – et d’être double, ce qui tend à indiquer que le temple aurait bénéficié d’un patronage royal en son temps.
Bouddha couché doré
La présence d’un immense bouddha couché doré un peu kitch – et beaucoup plus récent – à l’entrée du site rappelle elle l’attachement des communautés chinoises « d’outre-mer » (de Hong Kong et de Singapour au premier chef)à ce temple, à la rénovation duquel elles ont beaucoup contribué : les bouddhistes chinois affectionneraient en effet tout particulièrement la position du Bouddha couché, évocatrice pour eux du moment le plus agréable de l’existence, celui où l’on s’allonge pour se reposer.
Mais c’est sans doute l’écrin constitué par la situation du Wat Angkarn qui achèvera de vous réconcilier avec son esthétique flamboyante : il est en effet juché au sommet d’un ancien volcan, certes peu élevé, mais qui ménage à travers les trouées de la forêt des vues bien agréables sur les plaines environnantes.
Prasat Muang Tam
Rien de tel au Prasat Muang Tam à une trentaine de kilomètres de là, voisin et pendant, en version « basse », du Phanom Rung ; comme lui d’ailleurs il date probablement des XIème et XIIème siècles, comme lui c’est un temple hindouiste, comme lui enfin dédié à Shiva. L’omniprésence de la face grimaçante de Kala, sculptée dans les linteaux qui surmontent la plupart des ouvertures, est d’ailleurs là pour rappeler à quelle divinité de la trimurti hindoue le temple est consacré : d’après la mythologie hindoue, c’est en effet Shiva qui, pour punir Kala de sa voracité, l’a condamné à se dévorer lui-même jusqu’à la mâchoire inférieure, puis, considérant que sa face monstrueuse et mutilée était suffisamment effrayante pour repousser les mauvais esprits – et inspirer aux fidèles une crainte salutaire –, à surmonter les ouvertures des temples.
Là s’arrêtent cependant les similitudes entre les deux temples, puisque le Prasat Muang Tam n’est pas aussi bien conservé que son illustre voisin. Mais il serait absolument regrettable de le dédaigner, tant il étend sa structure d’enceintes carrées imbriquées avec une ampleur et une lisibilité remarquables, la plus centrale étant cernée par quatre superbes bassins en forme de L, eux-mêmes fermés par une rampe de pierre sculptée en forme de naga. Fascinante traduction dans l’espace et dans la pierre de la cosmogonie concentrique propre à l’hindouisme (et transmise en grande partie au bouddhisme).
Le joyau de l’Isan
Mais c’est encore le joyau de l’Isan, le Phanom Rung, qui du haut de son cratère de volcan éteint, représente le mieux la conception hindouiste du monde centrée sur le Mont Meru, pivot de l’univers et demeure céleste des dieux, à commencer par Shiva. C’est encore lui en effet qui est à l’honneur dans ce temple, comme le montrent clairement la présence d’une sculpture de Nandin, le taureau blanc vâhana (monture) de Shiva, et celle d’un lingam, symbole phallique étroitement associé à la figure du dieu destructeur mais aussi créateur. Ces deux objets sont présents au cœur même du temple, dans des cellules quasi fermées remarquablement préservées.
Chaussée dallée
Avant cela, l’arrivée au temple est solennisée par une incroyable chaussée dallée, qui mène visiteurs et fidèles – une secte shivaïte continue à pratiquer un culte dans le temple – à une succession de terrasses formant autant de paliers dans l’ascension de la « grande montagne » qui donne son nom au temple. En cette région de plaines en effet, tout est relatif, et il est vrai que l’émergence du prang intact au-dessus de la structure cruciforme du temple rend sa proéminence bien plus imposante que ne le laisseraient supposer les modestes 200 mètres auxquels il culmine.A l’intérieur de l’enceinte, trois choses frappent : la subtilité de la teinte de la pierre de grès, entre le rose et l’ocre, encore plus irréelle au soleil couchant ; l’impression de profusion qui se dégage de ces sculptures pléthoriques, telles ces dizaines de têtes de naga qui hérissent les nombreux angles du prang ; l’excellente conservation des linteaux sculptés, et l’exceptionnelle finesse du travail de la pierre que ceux-ci révèlent : ainsi dans la scène du Ramayana – abondamment représentée – où Ravana (l’équivalent indien du méchant géant Totsakan dans le Ramakien) enlève Sita, les palanquins semblent littéralement voler sur la pierre !
Linteau de Phra Narai
Ne manquez pas non plus, au-dessus de l’entrée principale, le fameux « linteau de Phra Narai » – le nom thaï du dieu Vishnu –, le montrant rêvant et « accouchant » par le nombril de Brama le créateur juché sur une fleur de lotus. Belle métaphore de la création du monde, qui semble avoir attisé quelques convoitises puisque ce n’est qu’à la fin des années 1980 que le département de Beaux-Arts thaïlandais a réussi à obtenir, de haute lutte, le retour de ce chef d’œuvre de la sculpture khmère, dérobé dans les années 1960 et conservé ensuite à l’Art Institute de Chicago. Ou quand l’histoire d’une pierre rejoint celle de l’affirmation d’un pays…
Certains voient également dans le Phanom Rung le reflet d’une autre histoire, bien plus ancienne celle-là, et à replacer dans un contexte géographique plus large, celui de l’axe khmer dessiné par les temples d’Angkor, du Phanom Rung et de Phimai. En dépit des indices archéologiques (qui tendent à démontrer l’antériorité du temple dont le début de la construction remonte au XIème s., et qui aurait même pu servir de modèle à Angkor Vat), certains locaux lisent dans cette progression monumentale vers le nord-ouest l’évolution religieuse des rois cambodgiens, d’un hindouisme pur tel qu’en témoigne Angkor à une acculturation au bouddhisme qui s’exprimerait à Phimai. En vertu de quoi, le Phanom Rung, le temple « du milieu » serait celui de la croisée des chemins… Quel que soit le crédit que le visiteur accorde à cette lecture, il peut toujours profiter de cette « esthétique de l’alignement » – avec le soleil en l’occurrence – pour assister, quatre fois par an, au spectacle quasi-mystique du soleil s’encadrant dans les quinze arches successives du temple, créant un cadre rougeoyant dont se détache avec force la silhouette du lingam central. Un spectacle qu’on peut tenter d’observer en septembre/octobre, mais qui a davantage de chances de se produire à la saison sèche, début mars au lever du soleil, et début avril à son coucher. A la saison des pluies en effet, l’enthousiasme des amateurs rassemblés pour observer le phénomène ne suffit malheureusement pas toujours à dissiper les nuages !