L’artiste Thu Van Tran raconte que cent pierres noires au bord du Lac de l’épée restituée à Hanoï se seraient transformées en oiseaux d’argent le temps d’une nuit. Il est exposé à Paris du 16 octobre au 13 novembre 2021 – Galerie Almine Rech, Paris, Front Space.
Des ailes gravées sur des fragments de roche, voilà ce qu’on peut voir dans l’installation Le génie qui redresse le ciel. C’est en effet le septième génie, celui qui soutient le ciel, qui entrepris de venir en aide aux familles endeuillées et de calmer leur désespoir en leur transmettant l’éclat de la pleine lune, leur offrant ainsi le sommeil de la quiétude. Les sculptures en porcelaine de Thu Van Tran incarnent ce récit et s’intéressent à cette tradition orale souvent minorée. L’artiste poursuit la logique qui l’avait amené à interpréter les tortues-stèles du Temple de la littérature de Hanoï (À pas de tortues, 2019). L’onirisme de ces pièces que l’on croirait réellement minérales est à double tranchant. En choisissant de représenter un moment de transition entre la pierre et l’oiseau, on ne sait si la consolation est à venir et si même elle peut seulement durer plus d’une nuit.
Conscience des matériaux
Le romantisme chez Thu Van Tran est une conscience des matériaux qui font les récits historiques ou légendaires. Son rapport aux images passe par le fragment, le détail, la trace. Les dispositifs mis en œuvre par l’artiste permettent aux récits lacunaires de se rencontrer, de s’entrechoquer et de se perpétuer en laissant une place au spectateur pour s’interroger, mieux appréhender la place de l’héritage. Ce récit, cette intervention du miraculeux, advient dans une situation désespérée mais la consolation que le Génie propose à la lueur incandescente de la pleine lune ne peut être que momentanée. “Notre besoin de consolation” comme avançait Stig Dagerman “est impossible à rassasier”. L’auteur qui avait commencé dans les ruines de Hambourg au lendemain de la 2nde guerre mondiale à s’interroger sur le sens de l’existence, la mort, le suicide doutait que l’art ou la philosophie puissent être des consola- tions durables. Sans doute là, face au combat que représente le deuil, se rejoignent l’auteur et l’artiste. Thu Van Tran travaille ainsi la notion de réminiscence : tragédies et grâces passées indéniablement s’immiscent dans notre présent, sommes-nous à même de porter à la conscience ces souvenirs ?
Contre les multinationales de l’agrochimie
Peut-être la notion de réparation est-elle plus pertinente pour entrer dans le travail de Thu Van Tran. A entendre l’artiste évoquer le combat judiciaire de Tran To Nga contre les multinationales de l’agrochimie qui ont produit l’agent orange utilisé pendant la guerre du Vietnam, il est en tous cas de première actualité. En reprenant la série de dessins Trail Dust au printemps 2021, en recouvrant de nouvelles hachures les nuages mortels des épandages américains durant la guerre du Vietnam, elle œuvre à la sédimentation de ses images. Elle travaille plastiquement à la déconstruction d’un langage insidieux ; une traînée de poussière (1). Et cherche à déjouer, tout comme dans la série Rainbow Herbicides (2), les tactiques de colonisation sémantique. Cette couche de graphite supplémentaire accentue une forme d’effacement par le recouvrement ; ainsi une densité d’ombre et de lumière s’affirme plus qu’elle ne participe à faire apparaître. C’est tout l’enjeu du geste plastique que l’artiste initie : rejouer la réminiscence, un basculement entre le voir et le disparaître. Et revenir sur cette série alors que l’on n’a pas fini de mesurer les conséquences de cette opération militaire n’a rien d’anodin.
(1) (2) Noms de code donnés aux opérations d’épandages menées par l’armée américaine au Vietnam à la fin des années 60.
Gavroche reproduit ici le texte de Henri Guette, écrivain et critique