Une chronique historique de Michael Flaks
Phnom Penh tomba le 17 avril 1975. Les chars du Nord Vietnam, frappés de l’étoile d’or sur fond rouge, enfoncèrent les grilles du Palais présidentiel de Saïgon le 30 avril. A quelques jours près, l’ancienne Indochine disparut définitivement. Le Pathêt Lao prit le pouvoir au Laos en déposant la monarchie le 29 novembre de la même année. Ma génération avait vingt ans le 30 avril 1975, jour de la chute de Saïgon. Notre mémoire reste marquée par l’image symbolique de l’ultime acte d’une tragédie, celle de l’hélicoptère américain auquel s’accrochait une grappe humaine, et qui tentait de décoller du toit de l’ambassade des États-Unis.
Puis le temps tragique des boat-people arriva.
Vint aussi celui des réfugiés qui traversaient le Cambodge ou la Chine, dans l’espoir de trouver asile dans un pays qu’ils croyaient de liberté. La plupart des survivants de cet exode souvent mortel fut parqué dans des camps en Thaïlande, en Malaisie, en Chine ou à Hong-Kong. En 1980, je me retrouvai au Vietnam, comme délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). J’y vécus près de deux ans. Mon Vietnam fut celui de la guerre avec la Chine et de celle au Cambodge.
Je me souviens d’un pays en état de guerre permanent, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Dévasté par son isolement international, victime d’une économie aberrante, peuplé de millions de personnes n’ayant connu que la guerre, la souffrance, l’invincible pauvreté et la haine des destructeurs, le Vietnam survivait toutefois dans la tendresse et la colère. Nous n’étions pas plus de trois cents étrangers dans tout le Vietnam, et une dizaine seulement à Saïgon. Sans parler des Soviétiques, on ne les voyait pas. Ma Route mandarine fut aussi celle des flamboyants et des aréquiers, des lacs immobiles et des pagodes paisibles bordant les rizières du Nord. Elles se perdaient dans l’infini, entre ciel et horizon. Elle fut celle aussi des odeurs multiples, des individualités extraordinaires que j’ai rencontrées durant mes périples, du Premier ministre Pham Van Dong à l’enfant-poussière de Saïgon.
À l’époque, en 1980, à l’aéroport de Hanoï, on distinguait encore autour des baraquements vétustes des cratères de bombes, transformés naturellement en mares fangeuses. Les enfants se baignaient là, ou tentaient de pêcher des poissons improbables. La route était longue jusqu’à Hanoï. Initiatique. Les rizières étaient infinies, entrecoupées de digues en terre. On distinguait des enfants rieurs juchés sur des buffles d’eau. Le paysage était vert, gris et brun. Les femmes écopaient les rizières d’un geste millénaire, ample et fatigué. L’automne à Hanoï était flamboyant. Les arbres, lourds de feuilles rougissantes, semblaient tomber dans le lac de « l’Épée restituée ».
Je me souviens de Saïgon
D’un côté, la vieille ville chinoise, de l’autre, la ville française avec l’Opéra et les arcades de ce qui furent, dans un lointain passé, les « Galeries Lafayette ». Les enfants aimaient lécher des glaces avant de se rendre au cinéma où l’on projetait, une fois de plus, la version vietnamienne des « Frères Karamazov ». Je me souviens de Saïgon et de ses enfants-poussière. Ces enfants étaient Amérasiens, je me souviens de Thuy, de Maï ou de Heck. La plupart de ces enfants vivait avec leurs mères réprouvées, car elles avaient eu un enfant avec un soldat américain. Le seul rêve à jamais inachevé de ces enfants, était de retrouver ce père, héros lointain, devenu légendaire. Ils se préparaient à ce départ mythique, apprenant un pauvre anglais de marchandage. Beaucoup furent transférés, après la chute de la ville, dans les nouvelles zones économiques, à une époque où le comité de gestion militaire de Saïgon voulait désengorger la ville.
Je me souviens de Noël 1980. Le couvre-feu avait été levé pour la première fois à Saïgon. Les enfants de la rue m’invitèrent pour manger une soupe, à deux heures du matin. Près de la cathédrale, une foule énorme se pressait, qui prenait prétexte de se montrer ce soir-là, les femmes en ao dai, les hommes dans leurs beaux habits. Le décret secret interdisant aux Vietnamiens de rencontrer des étrangers était levé pour quelques heures. Mais nous étions si peu à Saïgon. L’arrivée du marchand de soupe était annoncée par un enfant qui précédait le chariot en faisant claquer, avec dextérité, deux baguettes de bois sur un même rythme obsédant. Ce petit bruit, immémorial appel pour le riz du soir, était la marque d’un Saïgon paisible, bravant tous les régimes et toutes les peines.
Je me souviens de Pham Van Dong
Je me souviens aussi d’une rencontre avec le Premier ministre Pham Van Dong, Il recevait les représentants des organisations internationales à Hanoï. A cette occasion, je pus réitérer l’offre du Comité international de la Croix-Rouge de visiter tous les camps de rééducation, et sans restriction. Un silence glacial s’ensuivit. Peu après, un membre du cabinet du Premier ministre s’approcha et me glissa à l’oreille que j’avais bien fait, que lui-même avait un frère dans l’un de ces camps. Leur existence fut une déchirure fondamentale dans le tissu social du pays et affecta d’une manière durable son image à l’extérieur. Plus tard, je suis retourné au Vietnam. Les baraquements de No Bai ont été remplacés depuis longtemps par un aéroport moderne, La route de Hanoï, à plusieurs voies, a comblé les rizières et les paysannes qui, jadis, les écopaient infatigablement ne sont plus là. Les enfants rieurs et leurs buffles d’eau sont dissimulés désormais par de nouvelles villes et par des zones industrielles.
J’ai cependant perçu une ville familière, qui a su préserver son charme un peu hautain. Les tramways de Hanoï ont été démantelés il y a trente ans, le Café Givral a retrouvé son enseigne ; le Thong Nhat est à nouveau l’hôtel Métropole et les jeunes ont tous un téléphone portable scotché à l’oreille ou une tablette à la main. A Saïgon, les enfants ne capturent plus les anguilles dans la boue de la rivière. J’ai appris le destin d’Heck, l’un de ces enfants-poussières. Lui et sa mère ont été installés en 1983 à Memphis. En 1987, durant un cambriolage auquel il avait participé, trois personnes furent tuées. Il a été condamné à mort en 1989 par un tribunal du Tennessee. Depuis 36 ans, il est dans le couloir de la mort, son exécution a été suspendue par une Cour fédérale.
Heck, enfant-poussière de Saïgon, rêvait pourtant, en 1980, comme tant d’autres, d’un avenir radieux en Amérique. Aujourd’hui, le Vietnam est une puissance régionale considérable, courtisée par ses anciens ennemis. Mais toujours, les enfants du Mékong, du Delta à Luang-Prabang sont juchés sur des buffles hiératiques et rêvent comme il y a dix mille ans, face aux larmes de soleil qui tombent dans le fleuve.
Michaël Flaks
Ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au Vietnam et au Laos, auteur des Chroniques de la Route Mandarine, préface de Jean Ziegler, Indo Editions, Paris 2014
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